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Khayam Turki : la liberté en otage

Eric Stobbaerts
November 15, 2025 by Eric Stobbaerts

par Eric Stobbaerts (former executive director at MSF and DNDi)

Il y a des hommes qu’on arrête parce qu’ils dérangent, pas parce qu’ils ont fauté. Khayam Turki est de ceux-là. Depuis février 2023, cet intellectuel, économiste et militant politique tunisien croupit derrière les murs d’une détention arbitraire, accusé d’un « complot » dont personne ne connaît ni la preuve, ni le contenu. Son seul crime : penser, parler, refuser la soumission.

Un homme du monde, entre cultures et convictions

Khayam Turki est né à Paris, en avril 1965, d’un père diplomate tunisien et d’une mère espagnole immigrée, marquée par son passé antifranquiste. Très tôt, il apprend à vivre entre les langues, les continents, les codes. Cet enracinement multiple forge chez lui une intelligence ouverte, à la fois analytique et profondément humaine. Diplômé de l’Institut des Hautes Études Commerciales de Carthage, de Sciences Po Paris et de l’Université américaine du Caire, il incarne cette génération d’intellectuels cosmopolites qui pensent le monde de façon ouverte pour mieux le transformer.

Je l’ai rencontré au Caire, en 1996. J’étais alors avec Médecins Sans Frontières, chargé d’ouvrir un bureau pour le monde arabe. Lui vivait là avec sa jeune famille. On s’est croisés, puis choisis comme amis. Chez lui, j’ai découvert un sens de la justice, une lucidité rare, un humour discret, une attention vraie. Un homme qui doute, donc un homme intelligent. Un homme de convictions, donc de courage.

De la pensée à l’action : le choix de la parole

Après une brillante carrière dans la finance et le développement international, Khayam aurait pu rester à distance, à l’abri. Il a préféré s’engager. En 2011, au cœur des turbulences post-révolutionnaires, il rejoint Ettakatol, un parti progressiste, convaincu qu’une République juste et que l'éthique publique reste possible. Pour que les mots "justice sociale" aient un sens. Il conseille, fédère, dialogue, loin des ambitions personnelles. La politique, pour lui, n’est pas un métier : c’est un service. En 2015, par fidélité à ses principes, il claque la porte du parti. Sans fracas, sans amertume. Par cohérence. Il fonde ensuite Joussour, un think tank citoyen pour penser des solutions concrètes à l’avenir tunisien autrement, dans un espace de réflexion libre. Comme le propose Edgar Morin, pour lui, penser, c’est déjà agir — et parfois, c’est déjà résister. En 2020, son nom circule comme possible Premier ministre, soutenu par des partis aux sensibilités aussi divergents que Ennahdha, Au Cœur de la Tunisie ou Tahya Tounes. Une preuve de sa crédibilité, mais aussi de ce que redoutent les pouvoirs autoritaires : les esprits libres.

Février 2023 : la chute orchestrée

Le 11 février 2023, à l’aube, on vient le chercher chez lui. Sans explication claire. Sans mandat lisible. Les accusations tombent : « complot contre la sûreté de l’État ». Une formule vide, mais redoutablement efficace pour faire taire. Il est conduit à El Gorjani, puis transféré à la caserne de Bouchoucha. Isolement. Aucun fait n’a été rendu public, aucun procès n’a été mené dans les règles du droit. Pression. Isolé, soumis à la pression et au chantage, il refuse de céder. On tente de le briser, on échoue. Dans sa cellule, il vit sous une lumière artificielle, en permanence. Il mange froid, on lui refuse un accès direct à sa famille sous prétexte de loi antiterroriste. Son silence devient résistance, son endurance un acte politique. Longtemps sans livres ni visites. Ses proches dénoncent des conditions de détention inhumaines. Et pourtant, il tient. On a espoir.

Une dictature qui ne dit pas son nom

L’arrestation de Khayam Turki n’est pas un cas isolé : c’est un symptôme. Depuis 2021, la Tunisie de Kaïs Saïed s’enfonce dans un autoritarisme froid, méthodique, obsédé par le contrôle et toute opposition. Sous couvert de sauver l’État, on bâillonne la justice, la presse, les voix indépendantes. Ce pouvoir redoute la discussion, la pensée critique, l’intelligence collective — alors il criminalise la rencontre et la parole. La Tunisie, jadis phare du printemps arabe, devient le laboratoire d’un désenchantement démocratique que l’Europe préfère ignorer. La Tunisie devient l’arrière-cour d’une Europe frileuse, prête à tout accepter pour contenir les migrants, même à abandonner un peuple à ses bourreaux. La France, l’Union européenne, les États-Unis regardent. Ils savent. Mais ils choisissent la stabilité d’un despote à la vitalité d’une démocratie. Le silence diplomatique devient complicité politique.

Résister, même dans l’ombre

Autour de Khayam, la résistance s’organise, discrète mais tenace. Famille, amis, juristes, citoyens : une chaîne invisible mais vivante. Lettres, veillées, tribunes, gestes de solidarité. Chaque geste est un refus. Chaque mot, une bougie allumée dans la nuit. La répression veut l’effacement. Elle échoue. Parce qu’on ne peut pas emprisonner la pensée libre, une idée ni réduire au silence ceux qui se tiennent debout.

Conclusion : plus qu’un homme, une ligne de front

Khayam Turki n’est pas seulement un détenu politique. Il est un point de bascule. Ce qu’on lui inflige, c’est ce qu’on inflige à la liberté de penser, à la dignité humaine, à la Tunisie qui débat, qui espère, qui refuse de plier. Son combat n’est pas le sien seul. C’est le sort de tant d'autres détenus tunisiens. C'est le nôtre et celui de tous ceux qui refusent la peur, la résignation et l’oubli. Face à la brutalité d’un État qui se dévoie, face au cynisme des chancelleries, il nous reste la parole, la mémoire et la veille. Pas de chance pour le silence et l’oubli : nous sommes là. Nous veillons. Et nous parlerons, toujours.

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